chroniques cd
Continuo, Addio : une tendre rêverie, flamboyante et onirique

C’est un programme plein de grâce, à la poésie tendre et lumineuse que nous offre ici le duo Tartini.
L’été dernier, lors du festival de Fontfroide, il m’avait profondément surprise par sa beauté évanescente et sensible. Avec la musique, dansaient dans la Cour Louis XIV de l’abbaye les papillons, bourdonnaient les abeilles. La musique portait les parfums de garrigue et de lavande. Le temps suspendait son vol pour mieux chanter une joie partagée d’un instant à jamais éternel.
En dehors de Tartini, les compositeurs qui composent ce programme ont bien souvent été oubliés par la postérité. Ils appartiennent tous à une période de transition, entre baroque et romantique, ce classique où l’on classe aussi bien Campra que Haydn, Dauvergne que Bonporti et d’où Mozart les réduits tous pour le grand public et beaucoup de maisons de disque, à un rôle de figuration, profondément injuste. Et que ce soit, Tartini, Nardini, Platti ou Albrechstberger et tous ceux que le Duo Tartini choisit de nous présenter ici, participent au plaisir de la redécouverte d’une pratique musicale en constante régénérescence et ont quelque chose d’infiniment délicat à nous offrir.
Alors que la basse continue disparaît progressivement et que le violon devient l’instrument roi, ce dernier se cherche de nouveaux partenaires capables de l’affronter en virtuosité et en expressivité.
Je pourrais bien sûr disserter sur l’histoire de ces compositeurs et sur leur époque encore longuement. Le XVIIIe siècle est une époque qui voit se développer les arts décoratifs qui donnent aux intérieurs bien plus que du confort ou un bien être nouveau, c’est aussi une période qui doute et se remet en question et développe un goût du partage, dont les salons littéraires sont la quintessence. Au goût de la conversation s’ajoute celui de la pratique musicale très souvent virtuose. De nombreux compositeurs qui parcourt l’Europe se croisent, se rencontrent, se stimulent, réinventent chaque jour pour mieux surprendre un auditoire en quête d’harmonie et de beauté

Mais ce que je retiens par-dessus tout, des multiples écoutes de ce CD, c’est la splendeur de l’interprétation de David Plantier au violon et d’Annabelle Luis au violoncelle. Elle nous révèle ici des musiciens dont les œuvres sont d’une subtilité et d’un raffinement qui nous transportent dans un univers enchanté.
L’on se prend en écoutant ce CD à revoir combien cette musique de l’instant, peut nous faire revivre la sensation de plénitude, telle que je l’ai ressentie à Fontfroide en l’écoutant. Est-ce les archets ou les papillons qui virevoltent ? Est-ce les phrasés des instrumentistes qui murmurent des mots si élégiaques et nostalgiques ou des ombres que la lumière d’été fait renaître, savourant pour l’éternité le simple bonheur d’être ensemble. La poésie de l’éphémère, nous est rendu dans toute son exubérance, épanouie et parfois si nostalgique, puissante et lyrique, pleine de sensibilité et ensoleillée. L’art de la conversation musicale offre ici une rhétorique pleinement maîtrisée rendant ainsi l’émotion tout à la fois intemporelle et romanesque. David Plantier et Annabelle Luis sont tous deux de merveilleux instrumentistes/solistes, dont l’art de la conversation musicale est juste tout simplement épanoui et accompli. La rêverie musicale prend avec eux son envol et nous transporte ailleurs.
Par Monique Parmentier
1 CD MUSEO - Continuo, Addio ! Duets, Sonatas, Caprices pour violon & Violoncelle. David Plantier, violon ; Annabelle Luis, violoncelle. Duo Tartini. Direction Durée : 75'32'. Enregistré à l’église Saint-Rémi de Franc-Warêt (Belgique) du 4 au 7 septembre 2018 - Code barre : 5 425019 973315
Elkano : Voyage vers l'infini

Voici un programme, dont la splendeur vous émerveillera. Il est le fruit d’un travail d’ensemble, d’une grande cohérence. Il nous emporte sur les mers, tout autour du monde, à la quête d’un passage qui bien plus que commercial, est un cheminement humaniste à destination d’un monde qui s’enrichit de toutes ses différences.
Bien que Jordi Savall n’y participe pas, il ne fait pas que prêter sa maison d’édition, Alia Vox, à des musiciens qui travaillent régulièrement avec lui. Il en est aussi clairement le parrain et l’inspirateur. Enrike Solinís, reconnaît cette filiation et source d’inspiration dans son texte d’introduction. Ce dernier porte avec passion et une réelle maturité, ce programme qui nous conte le voyage de Juan Sebastian Elkano (1476-1526), second de Magellan, qui parvint avec 18 survivants (sur plus de 200 hommes) à terminer le premier tour du monde.
Sur un programme de chants et de musique de l’Âge d’Or de la navigation basque, il nous relate et nous fait percevoir un monde en plein bouleversement, prenant conscience d’une diversité qui s’ignorait, mais aussi des émotions plus personnelles, passant de la joie à la mélancolie, de la passion à la mort. Après le portrait du navigateur, Enrike Solinís et ses compagnons, tels les marins de Magellan, découvrent les mille et une couleurs musicales des univers traversés. Ils nous invitent à un voyage mythique à travers le temps et l’espace, rendant réel, vivant, vibrant les mondes traversés. Langage universel et atemporel, la musique n’en possède pas moins autant de nuances que de peuples croisés, permettant d’évoquer cette route des épices et ses voyageurs, qui ont ouvert les horizons et redonné à la Terre, cette saveur des fruits exotiques.
Ce CD si merveilleusement réalisé, nous permet de découvrir cette relation des basques avec la mer qui tient de la légende, remontant à la nuit des temps. La musique de ce peuple, aux origines mystérieuses, a tout au long de son histoire fusionné le fruit de ses rencontres. Le répertoire sélectionné fait briller un syncrétisme religieux (païens, chrétiens, juifs, musulmans), qui par son ouverture et une écoute des univers sonores et des âmes d’ailleurs possède une palette luxuriante de toute beauté. Enrike Solinís porte avec ferveur ses sources, faisant rayonner ces univers musicaux qui s’entrecroisent et s’entrechoquent.

Entre textes récités, danses et chants, musiciens et auditeurs accompagnent Juan Sebastian Elkano, sur toutes les terres du monde, avec ce cœur basque fait de passion et de curiosités.
Ce Cd avant de nous entraîner sur les voies maritimes, nous présente le monde où naît Juan Sabastian Elkano, nous introduisant ainsi dans ce monde perdu, nous permettant d’oublier le sens de la réalité contemporaine et nous transportant dans les ports ouverts sur l’Atlantique, prêt au départ vers l’inconnu. On est au début du XVIe siècle, l’Europe renonce par gourmandise, à sa vision fermée du monde et ouvre de nouvelles voies commerciales, lui permettant d’accéder aux épices, à la soie, aux trésors de tous ces « nouveaux mondes » qu’elle prétendait ignorer pour mieux respecter ce mythe de l’Eglise catholique, de la Terre plate.
Dès l’ouverture, la mer et ses embruns se font ressentir. Le chant traditionnel basque qui ouvre ce CD, Ale, Arraunean, est donc une véritable invitation à embarquer et chaque pièce musicale choisit, nous présente l’univers dans lequel va naître le navigateur avec un réalisme poétique qui nous saisit.
Chaque récitant, nous conte avec un réel talent l’amour et les querelles, les doutes et la peur, la faim et l’émerveillement. Entre rires et larmes, la tragédie et la comédie, s’emparent des vies de ces explorateurs, que rien ne peut arrêter si ce n’est la mort. Porté par un chant traditionnel Malyo-Polynésien de toute beauté, le voyageur se laisse séduire pour mieux repartir vers ces lointains infinis et mystérieux. Ce CD est une réussite éblouissante, où la fantasmagorie de la musique et des paysages évoqués, vous enchantera.
Récitants : Josean Bengoetxea, Tahar Hacini, Dayana Contreras
Voix : Bernadeta Astari, Darlene Gijuminag, Kristina Aranzabe, Maika Etxekopar, Xabier Amuriza, Leire Berasaluce, Lalldor Mar Steffanson, Mari José Pérez.
Jon Etxabe, ténor ; Daniele Carnovich, baryton ; David Sagastume, contreténor.
DONOSTIAKO ORFEOI GAZTEA ETA TXIKIA, Esteban Urzelay, chef de chœur
Musiciens d’Euskal BarrokEnsemble. Direction artistique, Enrike Solinís
2 CD ALIA VOX Durée du CD1 71’12 et du CD2 : 74’44. Livret : Français/Anglais/Castillan/Catalan/Basque/Allemand/Italien. Enregistrement et édition entre juin et décembre 2018
Enregistrement, Montage et Masterisation : Jordi Gil
Silent Night, le chemin de l'étoile

Après le bouleversant CD, Il Viaggio d’amore, Hirundo Maris, notre merveilleuse hirondelle des mers, poursuit son vol, vers des horizons toujours plus doux, plus radieux et nous revient avec Silent Night. L’ensemble catalan-norvégien se propose ici, de redonner à la nuit de Noël, loin des fonds musicaux qui animent nos centres commerciaux, ce caractère unique de la veillée qui unie autour d’un conteur, dans la joie, l’amour, l’espoir et le partage, les êtres humains quelles que soient leurs origines ou leurs croyances. Car bien au-delà de la simple fête chrétienne, le choix des pièces et les couleurs luxuriantes que nous offre l’ensemble, réuni autour d’Arianna Savall et de Petter Udland Johansen, ouvre les perspectives à l’infini. Ce Cd sorti à l’occasion des fêtes de Noël, l’année dernière, m’est parvenu juste à temps, pour que je puisse ici l’évoquer, à un moment où il me semble que la poésie est plus que jamais le meilleur des refuges. Et dès les premières notes, de ce chant traditionnel commun aux cultures du nord et du sud de l’Europe, The Holly and the Ivy & El noi de la mare, il suffit de fermer les yeux, laisser la harpe filer les notes, pour que du chant des musiciens redevenus des elfes, les mots magiques, « il était une fois/Once upon a time », se fassent entendre et nous permettent de percevoir la légende et la féerie du monde.

Ici tout est à fleur de doigts et d’âmes : le timbre si pur d’Arianna et si cristallin de ses harpes qui baignent de lumière tout ce qui nous entoure, mais aussi le timbre de Petter si séduisant, si fervent, si ensorcelant. Leur univers est celui des troubadours. Et alors que les longues nuits d’hiver, projettent des ombres étranges et parfois effrayantes autour de nous, les musiciens redonnent aux braises qui résistent leur flamboiement, éloignant la peur et la mélancolie, nous conduisant dans une farandole grisante. L’éphémère retrouve l’éternité, dans une sensation de bonheur ineffable. La rondeur sonore du cornet interprété par Ian Harrison, qui accompagne avec tendresse, les voix d’Arianna et Petter, dans « Ô nuit brillante », ou de couleurs rougeoyantes et si sensuelles dans La Salve, est d’une splendeur digne des anges musiciens que l’on trouve sur les retables médiévaux. Tout comme d’ailleurs, le violon céleste de Adam Taubitz dans The Wesford Carol, tandis que la guitare acoustique et le Dobro de Sveinung Lilleheir et les flûtes de Gesine Bänfer, crée un caractère fascinant et puisant de contes et d’histoires des temps anciens. La contrebasse de Miquel Ángel Cordero, fidèle parmi les fidèles de l’ensemble, diffuse un effet de profondeur et de moëlleux, évocateur d’espaces étoilés infinis ou de tapisseries aux mille fleurs.

Entre chants catalan, provençal ou norvégien, entre mélodies celtiques et arrangements de Jordi Savall pour El cant dels ocells ou d’Arianna Savall pour La Salve ou Rug Muire Mac do Dhia (un poème irlandais qui peut se traduire par « Marie a porté le fils de dieu »), ici tout n’est qu’harmonie et invitation aux voyages de l’âme vers la paix et le bonheur. La magnificence des percussions de Pedro Estevan, enrichit les pièces de nuances subtiles et opulentes.

Musiciens et chanteurs, nous font percevoir la musique des étoiles qui rythment le pas des bergers ou des rois mages en route sur les chemins de sable, où ils nous invitent à les rejoindre pour partager le Mystère de la nuit de Noël. Tous les musiciens d’Hirundo Maris donnent à un moment ou un autre dans chaque pièce, des variations, des atmosphères d’une délicatesse qui nous surprend à la limite du secret d’une émotion à laquelle on ne peut résister, nous envoûtant aux larmes. Et lorsque, dans Silent Night la cornemuse de Ian Harrison, brise le silence de la nuit, comme un éclat de rire ou de larme -de joie-, la musique du silence, qui nous a bercée, apaisée, enchantée nous entraîne dans la danse de la vie qui reprend ses droits. Les voix d’Arianna Savall et Petter Udland Johansen, deviennent à jamais, le flambeau qui nous permettra de suivre ce chemin si bienveillant de la musique des sphères.
« Quand le récit de leurs pérégrinations fut terminé, il y eut d’autres contes, puis d’autres encore : des contes d’il y a longtemps, des contes de choses récentes, et des contes en dehors du temps ». JRR Tolkien
Par Monique Parmentier
Hirundo Maris, Arianna Savall, soprano, Baroque triple harpe et Renaisssance harp ; Petter Udland Johansen, ténor, hardingfele, mandolin ; Adam Taubitz, violin ; Sveinung Lilleheier, Dobro, acoustic guitar ; Gesine Bänfer, cittern, flute, whistles ; Ian Harrison, whistle, border pipe, mute cornett, Miquel Ángel Cordero, double bass ; Pedro Estevan, percussion
1 CD Deutsche Harmonia Mundi 62’35. Livret : Anglais/Allemand. Enregistrement réalisé à Kirche Maisprach du 15 au 18 juin 2018
Noël... La musique des étoiles

Noël approche et je suis très en retard... J'ai toujours eu un côté lapin blanc qui court après le temps. Mais cette année ce sont des soucis familiaux qui ne me permettent pas d'être aussi disponible que je le souhaiterais. Si effectivement, je peux lire Tolkien dans mes trains du quotidien et ainsi fuir ce monde réel si étouffant, si écrasant, sans rêve et poésie, je ne peux parvenir à consacrer le temps nécessaire à la rêverie musicale comme le nécessite l'écriture, sur les merveilles que me transmettent les musiciens.

Normalement, je vous inviterais avant Noël à découvrir, le CD enregistré par l'ensemble Hirundo Maris, Silent Night... Rien à voir avec les innombrables enregistrement sirupeux des tubes qui animent les centres commerciaux, temples de la consommation. Ce CD est une merveilleuse invitation au silence des nuits d'hiver, aux chemins de sables des rois mages qu'évoque la chaude voix de ténor de Petter Udland Johansen, et à la douceur des cristaux de neige de la délicate et féérique voix de soprano d'Arianna Savall. Jeux des miroirs de glace où chacun à fait sien l'univers de l'autre.

Mais ne manquez surtout pas non plus, les CD, dont je vous parlerais dès que possible, édités par Alia Vox cette année. Tout d'abord celui de l'ensemble Euskal, Elkano. Une invitation aux voyages, dans le temps et dans l'espace, sur la route des épices. Le talent de cet ensemble, vient de la chaleur de ses couleurs et de la passion musicale qui en émane.

Et puis bien évidemment, il y a également, deux des derniers enregistrements de Jordi Savall. Retrouver le maestro et cette tension, ce sens du tragique unique dans cette Passion selon Saint Marc de JS Bach, reconstituée. Cet extraordinaire enregistrement est une invitation à une introspection qui emporte nos âmes vers des routes chaotiques, à la limite du vertige, de l'insondable infini.

Quant à l'enregistrement de la Judith Triomphante de Vivaldi, elle permet au maestro catalan, de nous montrer combien les idées reçues sur Vivaldi, nous font parfois ignorer des chefs-d'œuvre envoûtants.

Je reviendrais j'espère très vite sur ces CD, pour mieux vous en parler, mais ils méritent de figurer au pied du sapin... et il en est un autre, celui du Duo Tartini, Continuo Addio, qui complétera si bien, par sa délicate poésie, ce qui fait le charme de Noël, un temps hors du temps, celui des retrouvailles, de la nuit illuminée par des constellations lointaines et cette étoile unique, surgit du néant, qui nous permet de retrouver en nous l'enfant que nous avions laissé s'endormir. Nous permettant à nouveau de nous émerveiller de la beauté du monde.
Par Monique Parmentier
Ibn Battuta : Mémoire, miroir des rêves

La nouvelle fresque musicale que nous propose en ce début d’année Jordi Savall chez Alia Vox, célèbre les retrouvailles avec un romanesque et fabuleux programme donné en deux parties, non seulement au festival musique & histoire de Fontfroide, où j’avais pu l’entendre, mais également au cours d’une tournée mondiale, commencée à Abu Dhabi en 2014.
Je vous ai donc déjà évoqué le monde onirique du Voyageur de l’Islam, Ibn Battuta, dont l’univers nous est ici conté. Ce dernier a laissé à la postérité le récit de ses voyages entrepris à la même époque que Marco Polo. Né en 1304, il répond d’abord à l’appel de sa foi profonde et entreprend son hajj en 1325. Mais très vite, il va céder à l’étrange étrangeté de l’appel de l’horizon et parcourir le monde connu, prenant note de toutes ses observations. Moins fantaisiste que le Livre des merveilles du Vénitien, le monde que parcourt d’Ibn Battuta n’en appelle pas moins à la rêverie, à l’émerveillement de l’extrême diversité des cultures et des paysages. Grâce au programme musical que le maestro catalan choisit pour illustrer cette nouvelle fresque musicale, on a tout au long de l’écoute de ce double CD, le sentiment d’apercevoir au-delà des mots, un songe humaniste.
Le coffret sortit en janvier 2019, bénéficie d’une superbe captation en « live », de deux concerts, l’un à Abu Dhabi en 2014 pour le premier CD et pour le second, à la Philharmonie de Paris en 2016.
Musiciens et récitants engendrent un sentiment envoûtant qui nous accompagne tout au long de l’écoute. L’arabe, langue du récitant pour le public d’Abu Dhabi, le Dr Habib Ghloum Al Attar, devient la voix d’Ibn Battuta provenant des confins du temps et de la mémoire du voyageur, à moins que ce ne soit celle du poète, Ibn Juzayy al-Kalbi, qui a compilé les récits du pèlerin devenu nomade. Tandis que Manuel Forcano déroule le temps de l’histoire dans le CD 1, dans le CD2, Bakary Sangaré, comédien français d’origine malienne, sociétaire de la Comédie française, déploie un univers fantasmagorique, où la réalité des mondes traversés s’imprègne de la poésie des mots et de la musique.

Entouré de musicien(ne)s et chanteurs venant des terres visitées par Ibn Battuta, ce voyage atteint une profondeur infinie. Que ce soit la Plainte grecque chantée par Katerina Papadopoulou, ou le poème chanté Talaa’al-badr ‘alcina par Ahmed Al Saabri, ou le chant d’amour Qays ib al-Moullawwah par Waed Bouhassoun, ou le chant torturé du croyant en quête d’absolu de Marc Mauillon, les complaintes tournoyantes des Ney de Moslem Rahal ou la plainte mélancolique du duduk de Haig Sarikouyoumdjian ou les Taqsim interprétés par Driss El Maloumi et Rajery, dans le CD1, tous nous transportent loin très loin. On se laisse séduire par l’émotion, celles du chemin de la clarté et de la vie. A aucun moment nous ne souhaitons interrompre ce voyage qui nous conduit vers des lointains fascinants et le CD2 nous permet de le poursuivre, amplifiant ce sentiment féérique d’un monde hors du monde, un foyer où règne l’harmonie.
Les cordes pincées des deux musiciennes chinoises dans le CD2, Lingling Yu au Pipa et Xin Liu au Zheng, élèvent l’esprit vers la lumière des étoiles, vers une nuit profonde et transfigurée, tandis que les percussions de Pedro Estevan et tablas de Prabhu Edouard semblent rythmer le pas des dromadaires, guidant sans cesse vers un ailleurs enivrant. Les oud de Driss El Maloumi, Yurdal Tokcan et de Waed Bouhassoun, le kanoun de Hakan Güngör, le Sarod du maître Daud Sadozai, les flûtes de Pierre Hamon font tournoyer jusqu’à l’exaltation, l’âme du voyageur.
La richesse des textes, fruit du travail de Manuel Forcano et Sergi Grau Torras, la beauté des illustrations, dont les superbes photos, prisent de nuit à l’abbaye de Fontfroide, d’Hervé Pouyfourcat, avec pour toile de fond ce décor exceptionnel et hors du temps que représente ce lieu, participent à la magie de ce coffret.
Ce Cd est comme un jardin d’Orient ou d’ailleurs, qui comme l’écrit Michel Foucauld est « une petite parcelle du monde qui englobe le monde dans sa totalité ». Y entrer, c’est vivre libre et libéré de toute contrainte, du poids de l’ordinaire et s’ouvrir à la beauté de la diversité. Jordi Savall y réussit une fois de plus à nous faire percevoir l’essence même de l’harmonie. Alors n’hésitez pas à le découvrir et à vous abandonner au merveilleux des mondes perdus qui ne demandent qu’à faire renaître la poésie et la luxuriance de la pluralité de la vie.
Interprètes CD 1 : Meral Azizoğlu, voie (Turquie) ; Waed Bouhassoun, voix & oud (Syrie) ; Driss El Maloumi (Maroc), voix & oud ; Ahmed Al Saabri voix (Abuzheng Dhabi) ; Marc Mauillon, voix (France) ; Katerina Papadopoulou, voix (Grèce).
Interprètes CD2 : Lluis Vilamajó, ténor (Barcelone) ; Furio Zanasi, baryton (Italie) Lingling Yu, pipa (Chine) ; Xin Liu, zheng (Chine) ; Waed Bouhassoun, voix & oud (Syrie) ; Driss El Maloumi, voix & oud (Maroc).
Musiciens d’Hespérion XXI d’Occident et d’Orient. Direction, Jordi Savall
2 CD ALIA VOX Durée du CD1 78’46 et du CD2 : 68’12. Livret : Français/Anglais/Castillan/Catalan/Allemand/Italien/arabe. Enregistrement réalisé à l’Auditorium de l’Emirates Palace à Abu Dhabi le 20 novembre 2014 pour le CD1, ainsi qu’à la Philarmonie de Paris/Cité de la musique le 4 novembre 2014 pour le CD2
Enregistrement, Montage et Masterisation SACD : Manuel Mohino (Arsaltis)
Par Monique Parmentier
IBN Battuta ... "dans un nuage de poussières"
Dans quelques semaines, je reviendrais vers vous avec ma chronique du livre/CD de Jordi Savall, sorti il y a peu, consacré à Ibn Battuta, le Voyageur de l'Islam. L'ayant reçu, il y a quelques jours, j'en termine seulement la première écoute complète et bien qu'ayant entendu les deux parties de ce programme à Fontfroide, je sais qu'il me faudra du temps pour en savourer toute la luxuriance musicale et la beauté des textes et illustrations, pour vous en parler au mieux. Tout au long de cette première écoute, je me suis laissée envoûtée par cette musique du sable et du vent, du temps qui s'évanouit dans le pas lent des dromadaires, où le souffle d'Eole qui fait gonfler les voiles des boutres quittant les ports de la Mer Rouge pour de lointains horizons aux noms évocateurs de l'ailleurs.
Mais tandis que je termine cette première écoute, je suis saisie par la beauté sonore, à fleur de peau, du duduk, du ney, des percussions et de l'organetto qui accompagne la voix de Waed Bouhassoun qui en un murmure lancinant, emporte nos âmes vers l'oubli, vers l'abandon. Ecrire la chronique de ce merveilleux album de Jordi Savall, s'annonce comme un véritable bonheur tant ici tout est harmonie.
Par Monique Parmentier
Bailar cantando... l'âme de l'oiseau

Ce Cd aux sensations multicolores et tournoyantes est une véritable perle baroque qu’on ne lasse pas d’écouter et réécouter, tant sa beauté aux multiples facettes est envoûtante. Entre l’apparente joie de vivre de la musique et la profonde mélancolie des textes, on y voyage vers l’horizon d’une liberté rêvée et de civilisations dont le mystère a survécu par la musique.
Je vous avais évoqué ce programme à l’occasion du festival Musique & Histoire pour un Dialogue interculturel en 2017, durant lequel il a été enregistré. Et quel bonheur de le retrouver, avec une émotion intacte et même multipliée par les souvenirs et le temps que l’on s’accorde pour en savourer les textes, -que ce soit des chants, mais ceux aussi de Jordi Savall et des musicologues-, ainsi que les illustrations, qui font de cette publication un coffret rare et précieux.
Cette « fiesta mestiza en el Perú » comme son sous-titre l’annonce est celle du métissage dont les sources profondes sont celles des origines d’une musique populaire issue des civilisations anciennes qui ont marqué le Pérou. Il est composé de chants et de musiques issus du Codex « Trujillo del Perú », provenant de la Cathédrale de Lima et datant des années 1780-90. Toute la richesse culturelle d’un pays, au cœur du XVIIIe siècle, donc plus de deux siècles après l’arrivée des conquistadors, s’y révèle. Ces différentes populations, tant d’origine amérindienne, qu’africaine et espagnole ont en partie fusionné leur héritage. Ce Codex contient de superbes aquarelles et des textes présentant un grand intérêt ethnologique, nous offrant aussi bien une description de la vie quotidienne des indiens et des colonisateurs, qu’une somme de connaissances sur la diversité de la faune et la flore. Et au milieu de tout cela, des partitions de Tonadas, Cachuas, Tonadillas, Cachuytas et Lanchas ne demandent qu’à retrouver leurs musiciens.
L’orchestre rassemblé par Jordi Savall prend donc en compte toutes les spécificités et multiples ascendances de ces musiques et les fait flamboyer, scintiller, virevolter pour notre plus grand plaisir. Et si le Quetzal n’est pas un oiseau des Andes mais de l’Amérique centrale, il semble ici surgir des notes, comme pour mieux rappeler la luxuriance de la pluralité des mondes qui se rencontrent ici. Ces musiques populaires si évocatrices d’ailleurs, de liberté, de mystères se jouent de la rupture avec les mots qui eux nous disent la souffrance, la peur, l’indicible profondeur de la souffrance de l’âme. La diversité des couleurs instrumentales - de la guitare en passant par les harpes, mais également les flûtes et les percussions amérindiennes (telle la quijada)- et des voix, nous racontent des histoires où les émotions et des situations parfois tragiques, parfois drôles s’entremêlent.
Comme il s’agit de l’enregistrement du concert de Fontfroide, on se plait à retrouver ici, grâce à une qualité de prise de son équilibrée et claire, l’émotion ressentie sous les voûtes de l’abbaye cistercienne de Fontfroide. Si le maestro catalan reprend ici des airs déjà enregistrés (Comme la cachua « Niño il mijor »), dans certains autres programmes à thèmes où s’intégraient parfaitement certaines chansons issues du Codex, il recompose comme à chaque fois une nouvelle épopée dont la poésie nous étreint le cœur et nous met l’âme en joie.
Ce programme fait surgir les cimes des Andes et les cités mythiques ou historiques de l’Eldorado à Machu Pichu, ou ces déserts si secs où les nazcas ont dessiné des figures énigmatiques qui nous fascinent et qui ont générés bien des mythes et des légendes.
Les voix arc-en-ciel d’Ada Coronel et Maria Juliana Linhares dansent et font tournoyer les couleurs des costumes chatoyants et les plumages féériques des colibris qui font vibrer l’air tandis que le soprano si lumineux d’Adriana Fernandez, irradie le bleu si pur d’un ciel irréel et presque accessible à la main de l’homme.
Le magnifique solo Jaya llûnch, Jaya Llôch, une tonada dont le texte est issu de la langue Moche, accompagné par un bourdon obsédant, évoquant la mort du christ, est tel que dans notre souvenir. L’élégance du phrasé et la plénitude qui émanent du chant du ténor Victor Sordo, donnent vie aux larmes qui apaisent et suspendent le temps. En duo ou trio, avec leurs camarades tous plus superbes les uns que les autres de la Capella Reial de Catalunya, ils donnent corps à ces textes, célébrant Noël ou la liberté, parfois très audacieux et impertinents, ne s’attardant jamais longtemps sur une mélancolie qui sourde parfois. Cet univers irisé, où frémissent les cordes et palpitent les percussions d’Hespérion XXI, est riche de mille et une nuances et couleurs toujours fastueuses. Le Tembembe Ensamble Continuo et Les Sacqueboutiers s’en donnent à cœur joie, de rire et de folie. Il faut ici souligner particulièrement les couleurs si péruviennes des flûtes, au souffle si énigmatique et dépaysant, de Pierre Hamon. Elles résonnent comme un appel de l’inconnu, du songe, qui tôt ou tard pousse l’être humain, à partir au -delà, par-delà l’horizon, chercher l’inconnu, et parfois pour son malheur et celui de celles ou ceux qui seront sur son chemin, la damnation de l’or.
Au pays du Condor, les âmes s’élèvent ici toujours plus haut, plus loin, en quête du bonheur sous toutes ses formes échappant au malheur grâce aux voix du vent, à la musique et à la danse.
La Capella Reial de Catalunya : Marie Juliana Linhares, Adriana Fernández, sopranos ; David Sagastume, contre-ténor. Victor Sordo, Lluis Vilamajó, ténors. Furio Zanasi, Baryton. Marco Scavazza, baryton ; Daniele Carnovitch, basse.
Musiciens d’Hespérion XXI. Direction, Jordi Savall
A CD ALIA VOX Durée du CD1 70’01. Livret : Castillan/Français/Anglais/Catalan/Allemand/Italien. Enregistrement réalisé à l’Abbaye de Fontfroide, Narbonne, le 19 juillet 2017.
Enregistrement, Montage et Masterisation SACD : Manuel Mohino (Ars Altis)
Par Monique Parmentier
Venezia Millenaria : voyage de l’âme

Voici donc la nouvelle fresque musicale conçue et réalisée par Jordi Savall et éditée par Alia Vox. Arrivée chez les disquaires en décembre, elle se présente comme à chaque fois comme un livre précieux, -dont les textes et les illustrations sont de toute beauté,- que l’on ouvre comme un écrin, en retrouvant nos yeux d’enfants enchantés. Enregistrée à l’occasion du festival Musique & Histoire à Fontfroide en 2016 et complétée lors de deux autres concerts donnés la même année à Salzbourg et Utrecht, cette nouvelle publication est tout à la fois une invitation aux voyages dans le temps et l’espace, une méditation sur la paix et la guerre, sur la diversité des cultures et la beauté du dialogue interculturel si cher au maestro catalan.
Pour évoquer la splendeur, la gloire comme l’effondrement économique et culturel d’une cité née des marais, Jordi Savall compose ici un programme d’une extrême fluidité, qui nous raconte, nous dévoile les différentes étapes de son histoire et ses nuances diaprées, torturée ou apaisée, violente ou onirique, comme toutes les aventures humaines. L’immense empire créé par ses voyageurs commerçants s’offre à nous, dans toute sa splendeur musicale. Des madrigaux guerriers italiens aux chants du rite byzantin psalmodiés en choeur, de la luxuriance instrumentale orientale aux messes et psaumes des rites catholiques, des chansons françaises évoquant l’amour ou la guerre (comme la Bataille de Marignan de Clément Janequin, interprétée ici avec une éloquente virtuosité par La Capella Reial de Catalunya) ou des chants révolutionnaires (« Nous sommes tous égaux », ou la cantate du napolitain Luigi Bordese, « La Sainte Ligue-la nuit est sombre »), de Monteverdi à Mozart, tout dans ce programme intitulé Venezia Millenaria, nous envoûte, offrant à notre imagination un univers vivant, vibrant, exaltant et jubilatoire.
Du concert à Fontfroide, je conservais le souvenir d’un voyage aux confins d’un horizon aux confins du rêve, mystique et sensuel, aux limites de la conscience.
Ce qu’il y a de merveilleux, c’est de retrouver au disque ce sentiment d’infinie plénitude qui m’avait habitée durant le concert.
La construction du programme ne souffre pas, bien contraire, du montage des enregistrements réalisés à trois occasions. Il n’est que d’entendre, le chant issu du Cantique des cantiques, Quanti be-Ishon Layla, interprété avec suavité et une tendre nostalgie, par le ténor israélien Lior Elmaleh, qui prête sa voix au texte hébraïque, qui ne figurait pas à Fontfroide, pour comprendre combien les programmes construits par le maestro catalan sont construits avec une réelle harmonie et une grande ouverture d’esprit. Ainsi, si en concert, chaque programme s’adapte aux circonstances et aux moyens de l’événement, au disque l’équilibre est celui de la « version idéale », celle qui permet aux voyages, de nous révéler l’essentiel, alors même que ce sentiment était pourtant déjà celui que nous avions ressenti en concert.
Ici nous est conté bien plus que l’histoire « linéaire » de la Cité des Doges, même si elle est le fil conducteur du programme. On nous donne à voir, à entendre, à percevoir, une âme, un coeur qui bat. C’est Venise qui palpite, une cité unique aux mille et une vies, celle des voyageurs, des marchands et du carnaval, une ville d’échanges offrant une liberté religieuse et culturelle rare, refuge des communautés en quête d’une oasis offrant cette improbable immunité, dans un monde où entreprendre ou créer demande de risquer sa vie. De l’édition à l’opéra public, tout devient possible à Venise. Née sur un marais, d’un peuple fuyant la violence des invasions signant la fin de la puissance romaine, Venise va vivre et se nourrir de la mer et de la diversité.
L’Ensemble vocal Orthodoxe/Byzantin Panagiotis Neohoritis est la signature musicale de ce nouvel album, mettant en lumière les relations complexes qu’a entretenues Venise avec Constantinople, son idéal inavoué. A la luxuriance de cet empire et de ses rites, répond celle pourtant en apparence si grave et épurée de la mélopée de ces textes psalmodiés interprétés avec ferveur par le choeur grec invité. Il nous donne le sentiment de faire vibrer tant l’infini que les âmes des voyageurs qui ont fait cette histoire comme celle de chaque auditeur.
Les couleurs de l’orchestre d’Hespèrion XXI et des musiciens orientaux d’une exubérance digne des Portes de l’Orient sont pur bonheur. La complicité totale, entre musiciens et chanteurs, participe à la plénitude que l’on ressent tout au long de l’écoute. Violes, violons, sacqueboutes, flûtes, chalémie, psaltérion, harpe, luth, mais aussi kanun, santur, oud et le souffle profond et chaleureux du duduk sont autant d'appels au partage et à la générosité. L’émotion à fleur de peau nous saisit lorsque l’oud de Driss El Maloumi laisse filer les notes de la Danse de l’âme ou lorsque le Duduk de Haïg Sarikouyoumdjian ouvre les portes de l’infini par ce souffle léger des notes qui crée un mirage, un jeu de l’air et de la lumière dont émanent tous les rêves, toutes les merveilles des mondes nouveaux et inconnus.
La version du Combattimento di Tancredi e Clorinda de Monteverdi que nous offre ici Jordi Savall fait certainement partie des plus belles jamais enregistrées, tant les affects y sont peints avec des nuances d’une subtilité et d’une richesse d’une extrême finesse, tant dans l’expression de la douleur que de la violence, de la passion que de l’abandon. La poésie musicale de Monteverdi nous devient par le miracle d’une interprétation profondément humaine, intime. Chaque phrasé des violons, chaque frémissement du théorbe, viennent souligner la bouleversante fatalité qui accompagne ce combat.
Furio Zanasi murmure, flagelle les mots, jusqu’au déchirement ultime. La douce et sensible Clorinde d’Hanna Bayodi-Hirt répond avec ardeur, à l’embrassement déchirant d’un Tancrède au timbre moelleux et à la rhétorique aiguisée.
L’histoire qui nous est comptée ici, laisse s’écouler les siècles et les tragédies humaines, tout en devenant une part de nous-mêmes par des choix musicaux qui nous touchent profondément.
De l’exotisme instrumental de la Marche ottomane qui illustre le siège et la prise de Constantinople en 1452 par les turcs, au makäm (Der makäm-i Uzzäl Sakil) qui illustre la saisie des navires vénitiens par Selim II en 1570, de l’opulence des danses orientales à la sérénité des psaumes byzantins et catholiques, de la mélancolie de la pièce issue du Cantique des Cantiques chantée par Lior Elmaleh à la voix humaine de la Sinfonia Seconda de Johann Rosenmüller à la si poétique interprétation de Jordi Savall, jamais la grande histoire, ne vient effacer l’humaine fragilité, la vulnérabilité, mais bien au contraire en dessiner l’essence de verre, jusqu’à celle de leurs empires.
Le programme s’achève sur un feu d’artifice musical, alors que la République de Venise s’effondre, la musique romantique s’empare dans toute sa vigueur des colères des peuples, des soubresauts d’un XVIIIe siècle qui voit s’effondrer des états millénaires dans un flamboiement d’idées et d’espérances. Il émane ainsi de toutes ces pièces et en particulier la Marche turc, Alla turca de Mozart à la Sainte Ligue de Luigi Bordèse, sur la musique de Ludwig van Beethoven de l’Allegreto de la 7e symphonie et de l’Allegro final de la 5e symphonie, dont Jordi Savall restitue l’instrumentation originelle, une puissance douloureuse et fervente qui ne parvient pourtant pas à effacer la souffrance des peuples emportée par les ambitions de ceux qui les gouvernent. Tout comme pour les Routes de l’esclavage, Venezia Millenaria souligne la fragilité des civilisations et des hommes, de leurs motivations, de leurs doutes, de leurs souffrances et de leurs joies… Joies dont la musique est l’âme.
Musiciens orientaux : Driss El Maloumi (Maroc), oud. Dimitri Psonis (Grèce), santur & morisca, Hakan Güngör (Turquie), qanun, Haïg Sarikouyoumdjian (Arménie), duduk & belul
Ensemble vocal orthodoxe/Byzantin : Cantor soliste & direction : Pangiotis Niochoritis. Premier Chantre du Patriarcat Oecuminique de Constantinople. Choeur : Demos Papatzalakis, Charalambos Neochoritis : Cantor. Raphael Zoumis, Chrysostomos Vletsis, Basilios Vletsis, Georgios Kounatides : Isokratis
Solistes de La Capella Reial de Catalunya : Hanna Bayodi-Hirt, soprano. Viva Biancaluna Biffi, mezzosoprano. Lior Elmaleh, ténor. David Sagastume, contre-ténor. Lluis Vilamajó, ténor. Furio Zanasi, Baryton. Daniele Carnovitch, basse.
Musiciens d’Hespérion XXI et du Concert des Nations. Direction, Jordi Savall
2 CD ALIA VOX Durée du CD1 76’17 et du CD2 : 78’44. Livret : Français/Anglais/Castillan/Catalan/Allemand/Italien. Enregistrement réalisé à l’Abbaye de Fontfroide, Narbonne, le 16 juillet 2016, ainsi qu’à la Kollegienkïrche de Salzbourg le 26 juillet 2016 et au TivoliVredenbourg à Utrecht, le 2 octobre 2016.
Enregistrement, Montage et Masterisation SACD : Manuel Mohino (Arsaltis)
Par Monique Parmentier
Henricus Isaac, une rencontre poétique et humaniste

J’ai longtemps écouté ce nouveau CD sorti en mai 2017, de Jordi Savall. Eblouie par sa beauté et l’harmonie qui en émane, il m’a fallu du temps pour que les mots qui vous en parleraient le mieux me viennent. Et puis, comme une évidence, les tableaux de Botticelli, se sont imposés à mon esprit. Certains y verront certainement une incongruité. Henricus Isaac leur évoquant plus certainement une musique destinée aux Habsbourg pour lesquels il composa nombre de ses œuvres, mais avant cela, c’est chez Laurent de Médicis, à Florence qu’il débuta sa carrière. Et tout ici, dans les pièces retenues par le maestro Catalan, qui suit le fil de la vie du compositeur franco-flamand, nous évoque les couleurs et les lumières de la Cité qui vu naître en son sein la Renaissance et abrita les plus grands artistes, dont ce peintre si unique dont Henricus Isaac a certainement croisé et admiré les tableaux si délicats.
Jordi Savall nous revient donc au disque avec un tout nouveau programme qu’il consacre à un compositeur relativement méconnu du grand public mais qu’il a déjà rencontré tout au long de sa carrière dans des programmes thématiques comme Lucrèce Borgia, ou Carlos V (Charles Quint).
Henricus Isaac a été redécouvert par un compositeur contemporain, qui n’était alors qu’un jeune étudiant, Anton Webern. Durant les dernières décennies se sont surtout les ensembles de musique médiévale, qui nous en ont donné quelques enregistrements (Capilla Flamenca, Tallis Scholars, l’ensemble Gilles Binchois, …). L’on ne peut qu’être ravi que le maestro catalan, ai décidé de graver un programme qui sous une apparence chronologique, nous raconte et nous fait entendre plus qu’une œuvre musicale, ou une vie de compositeur des princes, un destin et son époque en quête d’harmonie. Jamais l’art n’aura en une époque rassemblé autant de talents autour des souverains qui voyaient dans l’art la plus belle des gloires. De Laurent de Médicis à Maximilien 1er qu’Henricus Isaac a servi, ou de Charles Quint à François Ier, tous ont rassemblé autour d’eux des artistes, des penseurs, des humanistes dont les noms scintillent comme autant d’étoiles au firmament. De Botticelli à Josquin des Près, de Pic de la Mirandole à Politien, de Du Bellay à Pierre de la Rue, - et que d’autres noms il faudrait citer-, musique, poésie, peinture, sculpture, parcourent l’Europe et ses cours fastueuses.
C’est donc bien la luxuriance des polyphonies et la tendresse de ces premières chansons, prémices de la rencontre des textes et de la musique, qui ici se donnent à entendre. Ce compositeur qui passe pour avoir eu un caractère paisible et aimable, connu la gloire de son vivant et au-moins un de ces lied, qui est à la convergence des styles et des époques, Innsbruck, ich muss dich lassen, a traversé les siècles, devenant alors qu’inspiré d’un répertoire populaire, un motet protestant et qui fut adapté par J.S. Bach.

Et c’est sur cette pièce que l’on entend dans sa version originale puis dans cette adaptation en motet, avec à chaque fois, le texte correspondant qui devient la clé, de ce charme fascinant qui agit à l’écoute de ce CD. Dans la version originale l’introduction et l’accompagnement au luth, reprise aux violes et voix de dessus, nous donne à vivre un instant de pure poésie, d’une déroutante et fascinante délicatesse. Il nous semble voir virevolter les voiles des muses du Printemps ou la chevelure de Vénus, et miroiter les couleurs si tendres et délicates de cet artiste si merveilleux. Dans la version plus tardive, en motet d’Innsbruck, ich muss dich lassen, qui désormais s’intitule O Welt, ich muss dich lassen, c’est un chant glorieux et flambloyant, qui s’élève, dans lequel les musiciens d’Hesperion XXI et les chanteurs de la Capella Reial de Catalunya resplendissent de couleurs et de nuances.
Jordi Savall, entouré d’un bel effectif tant instrumental que choral, nous livre ici une vision sonore tout à la fois poétique et magnifique de cette Renaissance partagée entre guerres permanentes et quête de la beauté de l’esprit et du corps. Le résultat est tout à la fois fastueux et généreux, grave et sensible. Les couleurs qui émanent des motets et chansons retenus par Jordi Savall donnent à l’ensemble de cet enregistrement un équilibre subtil et captivant.
La prise de son est équilibrée, d’une belle clarté, chaleureuse et limpide.
Le livret somptueusement illustré et documenté, fait partie des plaisirs que nous réserve à chaque fois, toute nouvelle édition d’Alia Vox. De Laurent le Magnifique à son petit-fils, Laurent, duc d’Urbino, dont le magnifique portrait peint par Raphaël illustre cet album, la musique d’Isaac a accompagné une époque et ses princes, en quête d’universalité. Jordi Savall, lui rend ici les couleurs d’une vie au service de la beauté plus que des rois. Redevenant à jamais intemporelle, elle est avant tout une musique des Cœur.
La Capella Reial de Catalunya
Solistes :
Soprano : Maria Ingeborg Dalheim
Mezzo-Soprano : Kristin Mulders
Contre-ténors : Pascal Bertin et David Sagastume
Ténors : Victor Sordo et David Hernández
Baryton : Marco Scavazza
Basse : Christian Imler
Ensemble :
Carmit Natan, soprano ; Maria Chiara Gallo, Mezzo-soprano ; Carlos Monteiro et Andrés Miravete, ténors ; Simón Millán, baryton ; Pieter Stas, basse.
Hespèrion XXI, Direction et viole de gambe soprano : Jordi Savall
1 CD Alia Vox. Durée 76’03. Livret : Français/Anglais/Castillan/Catalan/Allemand/Italien. Enregistrement réalisé à la Collégiale de Cardona (Catalogne) du 23 décembre au 19 janvier 2017
Since in vain Des perles précieuses et délicates

Si depuis deux ans, je ne consacre que rarement ma plume à des CD, en partie par manque de temps, je vais ici évoquer un enregistrement, qui dès sa première écoute, m’aura transporté dans un univers onirique, où plus que la mélancolie, le plaisir et la délicate sensualité, auront su me séduire, me donnant envie de vous le recommander. Vous aurez je n’en doute pas, comme moi, du mal à le quitter.
Le programme proposé dans ce CD est d’autant plus passionnant que la période musicale qu’il nous propose de découvrir a rarement fait l’objet d’un enregistrement. La jeune claveciniste Caroline Huyhn van Xuan, nous offre un regard sensible et poétique sur des pièces pour clavecin toutes composées à l’issue de la longue période d’austérité du Commonwealth (république). Période durant laquelle la musique avait disparu de la vie publique anglaise, trouvant refuge dans la sphère privée.
Pour mieux rattraper le temps perdu, la musique se développe alors bien au-delà de la Chapelle Royale que restitue Charles II. Des théâtres aux tavernes, de salles de concert à des clubs, elle offre à un large public des répertoires variés et accueil des musiciens venant de toute l’Europe attirés par le dynamisme de cette ère nouvelle pour l’Angleterre.
Durant la période républicaine, elle a développé des formes plus simples, plus modestes, loin de l’écriture polyphonique de la période élisabéthaine. C’est durant la Restauration que sont publiés des œuvres pour clavecin. Leur popularité se maintiendra tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles. De nombreux recueils seront édités, répondant ainsi au goût d’un public cultivé et ayant reçu une excellente éducation musicale, souhaitant dans son intimité, s’offrir des moments de rêverie ou de convivialité. Certaines pièces ici proposées, dont celle qui donne son nom à cet album, Since in vain, furent plusieurs fois rééditées.
Caroline Huyhn van Xuan mêle ici des pièces réputées à de véritables petits joyaux que nous n’avions jamais eu l’occasion d’entendre. Et si certains des compositeurs sont largement connus du public contemporain tels Purcell ou Haendel, d’autres comme Jeremiah Clarke, John Weldon ou William Croft, se révèlent une belle découverte. Il y est d’ailleurs frappant de constater que certaines pièces marquantes de cet album, telles Since in Vain et Allmand, nous sont parvenus sans le nom de leur auteur.
L’interprétation de Caroline Huyhn van Xuan est d’une rare délicatesse. Dès la première pièce un Ground d’Anthony Young on est séduit. Chaque pièce entre ses doigts devient une perle baroque unique. L’articulation soignée semble donner à la musique la fluidité de l’eau. Le temps qui s’écoule en écoutant ce CD prend une densité lumineuse et chaleureuse. On est surpris par les couleurs qui émanent de l’instrument, un clavecin Zuckerman d’après Blanchet et Taskin, sous les doigts déliés de l’interprète. L’effet de Luth du Ground de William Richarson, crée un effet de surprise fascinant. Entre envoûtement et sortilèges, la jeune claveciniste maintient notre plaisir par un jeu tout en nuances et en expressivité. Aérien et clair, il donne vie à ses salons où le temps semble hésiter entre s’arrêter pour mieux se savourer et fuir toujours plus vite. L’éphémère y devient éternel. La conclusion Ground on Moon over Bourbon Street, arrangement d’une chanson de Sting, joue sur ce sentiment d’éternité.
L’aria Here the Deities approve d’Henry Purcell, chanté par le contre-ténor Paulïn Bungden est un enchantement vocal, un pur délice, nous rappelant combien cet artiste au timbre unique, mélancolique et sensuel est fait pour ce répertoire.
A l’instant de conclure cette chronique, les mots qui nous viennent à l’esprit, sont « charme » et « plaisir ». Alors ne bouder ni l’un ni l’autre, Caroline Huynh Van Xuan est une claveciniste au jeu tout aussi unique et rare que le timbre du contre-ténor Paulin Büngden qui a accepté de redonner vie à ses côtés à une musique dont la beauté transmet une émotion fugace et légère, sensible et raffinée, subtile et tendre. Notons l’excellente prise de son, qui crée un sentiment de proximité avec l’interprète, nous rappelant combien cette musique est celle de l’intimité.
Clavecin : Caroline Huynh Van Xuan
Contre-ténor : Paulin Büngden
1 CD Muso. Durée 67’53. Livret : Français/Anglais. Enregistrement réalisé dans la Chapelle de Sainte-Marie à Lyon les 11 et 12 juillet