La poésie du monde : Les archives de la Planète

Cette photographie de Fernand Cuville fut prise le 16 mai 1918 et le texte qui l'illustre nous dit simplement "Vasque de la basilique San Zeno à Vérone, Italie.". Et pourtant au-delà de la magnifique composition, il me semble percevoir comme un clin d’œil magistral du photographe, travaillant pour l'un des plus grands philanthropes qui ont illustré la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle par leurs convictions humanistes, leur profond désintéressement et ne concevant la philanthropie que comme un partage de la beauté : Albert Kahn. Ce riche banquier pacifiste et humaniste, décida de constituer les "archives de la planète". Dans sa quête d'une planète idéale pour tous les hommes, il se fit aider par des photographes et cinéastes de talent, qui le suivirent dans sa mission pacificatrice, destinée à éviter le carnage qu'il pressentait avant 14 et continua cette mission jusqu'à la crise de 1929 qui le ruina.

La boucherie de 14 ne va pas tarder à s'achever, lorsque Fernard Curville réalise cet autochrome couleur de l'enfant à la vasque. L'Europe des peuples agonise. Ici le temps pourtant s'arrête, l'éternité dans un rayon de lumière nous dit tout ce qui aurait pu être et n'a pas été, la grâce des mondes perdus, des rêves sacrifiés aux nationalismes, aux racismes, "aux purifications etniques"... tous ces moments de l'histoire humaine où les détenteurs du Pouvoir ou de ses illusions ont fait basculer les hommes dans la haine rendant impossible ce que nous dit cette photo, un monde meilleur, une harmonie universelle que l'enfant de lumière porte en elle.

Les photographes et cinéastes d'Albert Kahn ont sillonné un monde en voie de disparition avec pour instruction de ramener des images qui montreraient que vivre en paix et en harmonie était possible, grâce à la richesse de cette diversité des cultures. Que très souvent de par le monde comme dans les Balkans ou en Macédoine par exemple musulmans, chrétiens, juifs, les populations les plus modestes avaient vécus en partageant leurs jeux d'enfants, la place publique, des repas de fêtes et que tant qu'aucun puissant ambitieux ne s'en était mêlé, les joies et les peines se partageaient au sein de ces communautés arc-en-ciel.

La majorité des photographies (en fait des autochromes) qui aujourd'hui sont visibles au musée Albert Kahn à Boulogne-Billancourt dans les Hauts-de-Seine, (tout comme les films), sont non seulement des témoignages de ces mondes perdus mais aussi de véritables instants de poésie pure.

Alors pourquoi cette photo en premier, parce que peut-être, je me reconnais dans cette petite fille solitaire et rêveuse. Alice attend son lapin blanc qui la ramènera au Pays des merveilles. Elle ne demande qu'à redevenir lumière. Ou peut-être est elle le lapin blanc et nous attend t-elle pour nous conduire sur une autre voie, celle des songes et des chemins perdus que nous n'avons pas su prendre ou percevoir et qui nous aurait évité bien des erreurs. A quel moment, l'homme s'est -il égaré et a - t-il fait le choix de la surpuissance plutôt que celui de la fraternité ? A quel moment, nous sommes nous tous plus ou moins trompés, au - point de devenir prisonnier d'un réel sans horizon, destructeur pour chacun de nous et pour la planète... Cette douce petite fille, est-là, installée dans l'éternité. Elle est là, silencieuse, méditative, auréolée par une lumière hésitante entre le bleu du ciel et le sang des hommes qui se meurt... Pleure t-elle un père, un frère, au pied d'une vasque dont l'eau disparut honorait un dieu devenu désespérément plus silencieux encore ?

Le photographe ne dit rien de cette enfant et pourtant, oui elle est son vrai sujet, car elle est la messagère, celle dont le silence nous dit bien plus que nous dirait son identification. Elle est la pythie qui ne trouve plus de mots pour nous dire d'arrêter, car elle sait que nous refuserons de l'entendre et dont les larmes s'écoulent à l'infini... Mais qui est prêt à écouter l'Oracle, la parole de l'innocence, de celle qui sait bien malgré elle et qui parfois rêverait tout simplement de reprendre le cours de l'enfance perdue. Albert Kahn nous a légué le rêve de la paix universelle et ses archives sont si oniriques que l'on aimerait y séjourner longtemps.
En attendant la réouverture du Musée Albert Kahn et de ses jardins en travaux, vous pouvez retrouver, ces documents, mais également l'ensemble des archives collectées sur le site internet ouvert à tous qui regroupe la totalité des collections (films et autochromes). Je vous le recommande.
Par Monique Parmentier
Musée Albert Kahn -10-14, rue du Port, 92100 Boulogne-Billancourt -Tel : 01 55 19 28 00
Premier chant mélodique sur l'eau
… Je voudrais passer à travers les fleurs
Entrer tout droit dans ces nuages blancs au plus profond
Pour, noblement inspiré, déployé l’arc-en-ciel double…
Huáng Tíng Jiān (1045 – 1105)