Le "beau chant" au coeur de la vie de société au XVIIe siècle


















Philippe Herreweghe danse la Messe en si
C’est une chose entendue la Messe en Si de Bach est un monument. Combien d’excellentes versions discographiques comptons nous ? Depuis la première de Karajan pleine de mirages qui n’ont pas duré et celle monumentale et « hénorme » de Klemperer avec des chanteurs d’exception... puis les versions baroques des origines un peu extrêmes, Harnoncourt, avant un équilibre plus aimable.... chacune apporte sa petite pierre à l’édifice de l’hommage rendu au génie à l’état pur. Même la dernière version iconoclaste de Minkowski à un par voix a séduit ou irrité, mais a apporté des moments jamais entendus ainsi jusque-là. ? N'oublions pas Michel Corboz qui a tant donné de lui dans cette œuvre chorale majeure. Qui peut se lasser de cette partition ? Qui peut prétendre en rendre la quintessence en une seule interprétation ? Partition bien trop vaste pour une simple messe. Bien trop belle pour être seulement religieuse. Bien trop œcuménique (messe en Latin composée par un Protestant) pour être récupérée. Des choeurs trop immenses pour être réduits à un par voix, des airs bien trop exigeants pour des voix trop frêles ou trop puissantes. Une texture trop entremêlée pour résister au gigantisme... Trop ample si les moyens sont fragiles...
Philippe Herreweghe a déjà gravé une version de référence (celle de 1996) parmi d’autres (Gardiner, Brüggen, Koopmann, Kuijken... ) car aucune ne nous suffit vraiment. Cette dernière pourtant fera date. Philippe Herreweghe qui dès ses débuts tutoyait Bach semble encore s’entretenir avec lui sur des hauteurs peu fréquentées.
Cette version publiée dans son label : Phi, est son quatrième opus, et devient incontournable.Tout y est lumière et danse. La lumière des marines des Flamants et la danse simple des hommes entre palais et villages qui donne des ailes à chacun. Jamais aucune version ne s’est simplement mise au service du génie de l’homme. Bach est un homme de cœur et un génie de la composition, mais surtout un génie du mouvement voluptueux du corps humain. Nombreux sont les moments choraux ou solistes dans lesquels la danse devient évidente. La direction de Philippe Herreweghe est d’une souplesse peu commune tout en sculptant des structures parfaites. Les fugues sont impeccablement échafaudées, solides et mobiles à la fois. Le soutien du continuo est admirable de charme pour les chanteurs, les instrumentistes phrasent comme des chanteurs qui eux-mêmes ont la précision des musiciens. Et que dire du chœur, le Collegium Vocale Gent, si ce n’est qu’il s’approche de la perfection absolue en une masse chorale diaphane et lumineuse. Chaque pupitre est d’une pureté rare, d’une lumière d’éternité. Les basses elles-mêmes sont plus claires qu’impressionnantes mais avec une présence amicale. Les ténors planent haut et sur, les alti émeuvent par une incarnation troublante et le soprani sont à des hauteurs stellaires. Quel beau chœur dont chaque voix est harmonie et chaque pupitre entité vivante au service du grand tout ! Les solistes sont très honnêtes même si les amateurs de grandes voix peuvent rêver et ouvrir leurs oreilles ailleurs. Ce qui séduit dans cette version c’est cette danse de chaque instant qui donne une jubilation rare et incarnée, finalement la plus belle manière de louer le créateur par des hommes de chair qui se donnent la main. N’est-ce pas cela le message de Bach lui-même ? Qu’il nous a laissé sans avoir jamais lui même entendu sa messe en entier... cet enregistrement donne envie de l’écouter en boucles jusqu’à l’ivresse.
Par H S
2 CD LPH 004
Distribués par Outhere
Durée totale 1h 41’18’’
Code : 5 400439 000049
Pour vous le procurer : http://www.outhere-music.com/store-LPH_004
Tableau de Salomon van Ruysdael, Vue de Deventer à la National Gallery de Londres
Bacilly : La redécouverte d'un délicat répertoire
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Bertrand de Bacilly ou l'art d'orner le "beau chant"
Ensemble à Deux Violes Esgales - Monique Zanetti, soprano ; Paul Willenbrock, basse
Saphir procuctions
Cet enregistrement est le fruit d'une redécouverte. Celle d'un manuscrit qui failli bien finir... à la poubelle et qui grâce au hasard et à la vigilance d'une musicienne documentaliste est arrivé jusqu'à Jonathan Dunford et Sylvia Abramowicz, les co-fondateurs de l'ensemble à Deux Violes Esgales.
Il s'agit d'un manuscrit, qui comporte essentiellement des oeuvres d'un compositeur dont on connaît depuis peu le vrai prénom Bertrand (et non Bénigne) de Bacilly.
Il fut l'un des grands théoriciens avec Marin Mersenne de l'art de l'ornementation du chant au XVIIe. Bertrand de Bacilly était également compositeurs. Si un certain nombre de ses airs de cour et à boire nous sont parvenus grâce à leur édition dès le XVIIe siècle, ce manuscrit permet de disposer d'au-moins 80 inédits pouvant lui être attribués.
Thomas Leconte du Centre de Musique Baroque de Versailles a pu longuement l'étudier et établir les correspondances entre ce que l'on connaissait et les indices que livre ce recueil à la graphie "soignée et homogène", datant de la dernière partie du XVIIe siècle avec sa reliure d'origine. Il dormait, en compagnie d'autres documents de la même valeur, dans la bibliothèque privée d'un petit château des environs de Blois.
Ce qui fait tout l'intérêt de ce recueil, ce sont ces airs accompagnés de seconds couplets en diminution ou doubles. "Cet art consistait à agrémenter la mélodie simple d'un air d'ornements, passages, broderies ou autre cadences... Pour chanter le second couplet "en diminution".
Si la plupart des textes chantés semblent avoir été écrit par le compositeur lui-même, d'autres ont été écrit par des personnes qu'ils devaient côtoyer dans ces salons parisiens. Fins lettrés qui n'ont pas forcément laissé un nom dans la "grande histoire", mais qui n'en sont pas moins les témoins d'une poésie conçue pour cette musique et si proche de cet "art de la conversation" que l'on pratiquait dans les "ruelles".
Ce Cd est accompagné de pièces musicales destinées au luth ou aux violes
de contemporains de Bacilly, (Nicolas Hatman, Louis Couperin, François Dufaut et le Sieur de Sainte Colombe) qui permettent à l'ensemble des musiciens d'entretenir et de développer toute la richesse de ces conversations musicales nous donnant le sentiment durant l'écoute d'être quelque part, dans un ailleurs et un autre temps, où justement l'on savait nourrir ce temps qui court de petits riens qui enrichissent le quotidien.
L'ensemble à Deux violes Esgales, nous offre ainsi un de ces purs joyaux que l'on peut écouter pendant des heures aussi bien pour la beauté - en apparence si simple et pourtant si complexe - de la musique que pour celle de l'interprétation extrêmement raffinée qu'il nous en donne.
Les timbres des deux chanteurs se jouent des clairs-obscurs, où la basse sombre et souple de Paul Willenbrock apporte un piédestal d'airain au soprano aussi fluide que l'onde et délicat qu'une dentelle de Monique Zanetti. Leur déclamation, en français classique et leurs ornementations soignées, disent l'amour du beau chant. Ils se délectent des mots, exprimant à "mi-voix" toutes les passions, des larmes au plaisir, avec une diversité qui fait de chaque air un instant unique. Tout ici exprime avec pudeur, espérance et peur d'aimer. Ils nous enchantent par leur complicité ainsi que celles qu'ils partagent avec les musiciens.
Le luth de Claire Antonini, le théorbe (et l'archiluth) de Thomas Dunford et les violes de Sylvia Abramowicz et Jonathan Dunford, s'unissent aux voix avec une sensualité lumineuse et mystérieuse, dans cette musique du silence, du secret amoureux que l'on murmure aux frontières de l'indicible. Tous semblent former des arabesques, permettant à la voix humaine de devenir le mouvement de l'onde, le chant du vent et des oiseaux.
Le livret très bien écrit par Thomas Leconte vous donnera forcément envie d'en savoir plus. Quant à la prise de son parfaitement équilibrée, d'une belle rondeur, elle trouve le juste équilibre entre voix et instruments, donnant le sentiment d'être dans un salon aux boiseries chaleureuses.
* Crédit photographique : RMN : Le Concert par Janssens Hiéronymus au Musée de Dijon
Par Monique Parmentier
1 CD Saphir productions LVC1126. Durée : 64'30'' - Code barre : 3 76028 91266
La catena d'Adone : l'enthousiasme des commencements
La Catena D'Adone
Domenico Mazzocchi
Scherzi Musicali - Nicolas Achten
Il est rare aujourd'hui, que l'on ose encore faire preuve d'enthousiasme et prendre des risques. Même les jeunes générations semblent attendre frileusement des temps meilleurs. Ce n'est absolument pas le cas de Nicolas Achten, aux multiples talents : baryton, luthiste, harpiste, claveciniste... qui avec son ensemble Scherzi Musicali, ose aller défricher des univers aujourd'hui ensevelis sous la poussière des bibliothèques et proposer ainsi des enregistrements d'oeuvres disparues du répertoire depuis le XVIIe siècle.
Il nous revient donc avec un opéra romain, datant de 1626, la Catena d'Adone.
Près de 20 ans après l'Orfeo de Monteverdi, dans la ville papale plus que rétive à toute forme théâtrale, Domenico Mazzocchi, un prêtre au service du Cardinal Ippolito Aldobrandini, s'associe pour le livret à Ottavio Tronsarelli pour répondre à une commande du frère de son mécène : Giovanni Giorgio Aldobrandini.
Du compositeur on sait, tout comme pour son frère Virgilio, qu'il vécut une vie confortable travaillant pour les plus grandes familles romaines. Ordonné prêtre à 27 ans, il compose pour de nombreuses occasions liées à des festivités organisées par la famille Aldobrandini, mais également pour d'autres personnalités, des oeuvres tant profanes que sacrées. La Catena d'Adone est certainement son chef d'oeuvre.
Donnée pour la première fois à Rome le 12 février 1626, elle connut un très grand succès, tout comme le poème du Cavalier Marin dont s'est inspiré le librettiste. Lorsqu'on sait que ce dernier vit son oeuvre mise à l'index par l'église, on ne peut que s'étonner, aujourd'hui du moins, de ce choix. Mais le poète fut un protégé du Cardinal, fin homme de lettres comme la plupart des personnages de haut rang de cette époque. Et si la Catena d'Adone délivre une morale, cette fable pastorale n'en conte pas moins les amours tumultueuses d'Adonis, Apollon, Vénus et Falsirena (une magicienne amoureuse d'Adonis) avec une liberté de ton et une sensualité enivrante de la musique qui en fait tout l'intérêt. A la fois frivole et érotique l'histoire s'appuie sur une partition de toute beauté. Le recitar cantando y permet une expressivité audacieuse des affeti. La musique vient appuyer les tensions dramatiques du texte, donnant vie et caractère aux personnages. Nicolas Achten dans le magnifique livret qui accompagne cet enregistrement analyse avec beaucoup de finesse la partition, comme d'ailleurs, le contexte de la création de l'oeuvre et l'on ne peut que vous en recommander la lecture. Il a complété la partition pour laquelle manquent les parties instrumentales qui ouvrent les différents actes par des sinfonie de Kasperger.
Cette fable, en un prologue et cinq actes nous raconte les amours d'Adonis et Vénus, contrecarrées par l'époux de cette dernière Mars ; ainsi que par la jalousie d'Apollon lui-même amoureux de la déesse de l'Amour et surtout Falsirenna la magicienne qui s'éprend d'Adonis. Elle le fait prisonnier et tente de se faire passer pour Vénus. Mais Adonis n'est pas longtemps dupe et Vénus vient le libérer, enchaînant la magicienne à un rocher.
Si la Catena d'Adone avait fait l'objet d'une première résurrection à la scène par René Jacobs au Festival d'Innsbrück en 1999, elle n'avait encore jamais connu d'enregistrement intégral. C'est donc désormais chose faite grâce à l'audace de jeunes musiciens certes parfois montrant quelques failles mais qui pour l'essentiel nous en offrent une très belle version.
Pour leur quatrième enregistrement, - dont des pièces sacrées de Giovani Felice Sances à se damner et une Euridice de Caccini à marquer d'une pierre blanche, tous deux chez Ricercar,- les Scherzi Musicali nous reviennent avec la même fraicheur et le même bonheur de la redécouverte dans leur interprétation. Fidèle à l'esprit de troupe, qui au XVIIe siècle déjà présidait aux représentations d'opéra, Nicolas Achten qui nous avait offert en concert cette Catena d'Adone dans le cadre du Festival de Pontoise en octobre 2010 (voir ma chronique de ce concert sur Anaclase), nous revient avec la même distribution au disque.
De cette distribution très homogène, aux voix certes encore un peu vertes mais avec de belles personnalités, ressort tout particulièrement l'Adonis de Reinoud Van Mechelen. Son timbre solaire irradie et sa déclamation sensible souligne la poésie du texte, exprimant avec beaucoup de subtilité, tous les tourments que connait son personnage. Le timbre cuivré de Luciana Mancini convient bien à Falsirena. Elle est toutefois plus à l'aise dans la plainte que dans les passages dramatiques.
Le somptueux continuo vient enrichir le caractère de chaque personnage et révèle des ors et des pourpres, plus que des clairs obcurs, digne de cette Rome qui aimait l'apparat et le luxe. La direction de Nicolas Achten respire la joie de vivre et de partager, de découvrir et d'expérimenter.
Je ne peux que vous recommander ce très beau Cd, car si les voix sont encore un peu jeunes, un peu trop pour en exprimer le dolorisme, ils nous permettent de vivre cette recréation de la Catena d'Adone, avec l'état d'esprit qui dû régner sur sa création. Emotion, sensibilité et enthousiasme sont les maîtres mots qui président ici.
2 CD Alpha - Alpha 184 - Durée CD1 : 57'56'' - CD2 : 74'13''
Code barre : 3 760014 191848
Pour suivre l'actu des Scherzi Musicali
Pour vous procurer ce CD chez Outhere
Une interview de Nicholas Achten :
Venise, une songe baroque pour aimer à la folie
Isabelle Druet - Marc Mauillon
Angélique Mauillon, Harpe - François Guerrier, Clavecin - Le Poème Harmonique
Opéra Comique, le 9 février
Voici que se terminent les représentations de l'Egisto de Cavalli à Paris et par la même occasion le festival que l'Opéra Comique proposait autour de cette oeuvre vénitienne, pur joyau qui aura enchanté notre hiver glacial de mille et un reflets.
C'est un récital "Autour de Venise, berceau de la musique italienne", avec deux des chanteurs d'Egisto, - Marc Mauillon qui en tient le rôle titre avec oh combien de panache et Isabelle Druet qui en est une bouleversante Climène) qui en refermait cette semaine si intense en découvertes.
Ils étaient accompagnés de deux musiciens du Poème Harmonique, Angélique Mauillon à la harpe et François Guerrier au Clavecin. Le programme était composé de cantates sacrées et de madrigaux, illustrant la vie musicale qui animait les églises et les salons à cette époque de grande effervescence, où y naît l'opéré public, dans la première partie du XVIIe siècle.
Les compositeurs retenus en dehors des Caccini père et fille, ont tous participé de près ou de loin à la création de cet opéra public et à cette vie musicale au coeur de la Sérénissime : de Claudio Monteverdi à Pier Francesco Cavalli, à Tarquinio Merula en passant par Barbara Strozzi et Benedetto Ferrari. C'est aux Caccini, et tout particulièrement à Giulio le père, que nous devons tout simplement les réflexions sur la monodie accompagnée, qui furent à l'origine de l'opéra, à Florence, au tournant des XVIe et XVIIe siècle. Il participa aux travaux d'une académie, la Camera Bardi, qui en quête d'un retour à l'idéal de la tragédie grecque, étudia les rapports étroits entre la poésie et la musique. Il composa ce qui passe pour le premier opéra de l'histoire en 1600 : Euridice.
Nous avons vécu grâce à deux artistes des instants de pure poésie musicale. Les choix des pièces interprétées, y compris pour la harpe de Giiovani Maria Trabaci et pour le clavecin de Girolamo Frescobaldi, composait un harmonieux équilibre permettant à chacun de nous d'être ravi loin du quotidien, dans un univers onirique et parfois si cruel, aux sombres beautés. Le texte et la musique nous y disent combien l'amour n'est jamais qu'un jeu de dupes, entre songe au dolorisme sensuel et lumière d'un sourire, ou d'un rire qui vient ranimer la flamme.
Marc Mauillon une fois de plus y révèle combien son timbre unique parvient à colorer)les affects. Poignant et charmeur, insolent et moqueur, il est un acteur et un baryton aux multiples facettes. Son phrasé et sa projection si intense dans "Dormo ancora" de Claudio Monteverdi ou dans "Qual Vision l'alma m'abbaglia ?" de Pier Francesco Cavalli, lui permettent de nuancer ce rêve où se révèle la fragilité des héros. Les mots qu'il murmure nous étreignent dans toute la puissance des tourments qu'ils dévoilent.
Isabelle Druet est une tragédienne dont aussi bien le jeu, que le timbre, aux graves déchirants et aux aigus si fulgurants, nous chavirent dans le "L'agrime mie" ou le "Voglio Morire", tous deux de Barbara Strozzi.
Tous deux se jouent du recitar cantando avec une technique parfaite. les duos fonctionnent à merveille. La complicité entre les deux chanteurs leur permet de nous offrir des instants espiègles aux charmes mutins, comme dans ce bis aux éclats de rire aussi fous que l'amour : "Folle è ben" de Tarquinio Merula.
A la harpe, Angélique Mauillon offre grâce et volupté, déchirements et larmes, tandis que François Guerrier au clavecin est lumière et énergie.
© Caroline Doutre
Entre ombre et lumière, l'amour est ici folie et désenchantement, jeu cruel et songe trompeur mais sans lequel on ne sait vivre.
Un superbe récital tout en émotion, dont on espère qu'il pourra être redonné. La splendeur de la musique vénitienne nous a ici été révélée par des artistes de coeur.
Par Monique Parmentier
Egisto, un songe baroque
En ce dimanche après-midi glacial la nouvelle production du Poème Harmonique, Egisto de Pier Francesco Cavalli a permis au parisien d'échapper aussi bien aux effets du vent d'hiver, qu'aux soucis du quotidien.
La petite chaconne malicieuse qui ouvre l'Acte III de cet Egisto est là pour nous rappeler que depuis sa création par Vincent Dumestre cet ensemble nous conte des songes musicaux en étant fidèle à un répertoire rare de ce précieux XVIIe siècle qui avec eux semble appartenir à un temps de légende. Le Poème Harmonique ensorcelle à chaque fois nos coeurs, en nous délivrant le temps d'un concert de toutes nos peines.
Une fois de plus, Vincent Dumestre et Benjamin Lazar ont réussi à trouver l'alchimie juste qui transforme une oeuvre retournée au néant du papier et du temps, en un pur joyau enchanteur.
Quant à la petite chaconne, elle avait été enregistrée en 2001 par Vincent Dumestre dans le disque Il Fasolo dédié à celui qui créa l'opéra public à Venise, Francesco Manelli. « Accesso mio corre », nous contait l'histoire d'une belle cruelle qui fait souffrir un cœur ardent. Et c'est tout le thème de cet Egisto, avec lequel Vincent Dumestre et Benjamin Lazar nous reviennent. Petit clin d'oeil, qui nous montre combien tous deux sont passés maître dans cet art de l'illusion et des apparences, cette « apologie du mensonge » qu'est l'art baroque par excellence, l'opéra vénitien des origines... à moins que ce ne soit l'Amour ?
Pour que la magie existe, aujourd'hui comme au XVIIe siècle, il a fallu réunir des moyens et une troupe. La coproduction mise en place entre le Poème Harmonique, l'Opéra Comique à Paris et l'Opéra de Rouen et un certain nombre de mécènes, reflète parfaitement ce qui était déjà indispensable dans la Venise du XVIIe siècle pour que la création artistique puisse exister. Elle est le fruit d'une économie qui aujourd'hui à Paris comme hier dans la Sérénissime invente sans cesse, créant de nouvelles sources de richesses et d'emplois.
Ma chronique de la première paraîtra prochainement sur Anaclase. Mais une chose est certaine je ne peux que vous recommander de vous précipiter pour voir ce spectacle. Tout y est superbe, des costumes d'Alain Blanchot, dont l'élégance et la féerie n'est pas sans nous rappeler ceux de la Belle et la Bête de Jean Cocteau, aux maquillages et aux coiffures de Mathilde Benmoussa qui participe à la luxuriance du spectacle ; le décor tournant d'Adeline Caron qui nous transporte dans un monde au charme intemporel entre antique et pastoral, entre les cieux et les enfers ou hommes et dieux gravitent et où les esprits s'égarent ; enfin les magnifiques lumières de Christophe Naillet suggèrent ce feu qui consume les âmes et caresse les visages et les mains, même si certains ont pu regretter la faiblesse de cet éclairage, il est un élément clé de la mise en scène.
Et cette mise en scène de Benjamin Lazar est pure poésie, elle se joue des courbes, de l'élégance du mouvement, fait vivre la flamme qui tel un poignard peut blesser à mort, mais aussi caresse les ombres. La fluidité de la gestuelle baroque que chaque chanteur maîtrise parfaitement fait de chaque mouvement un instant de beauté d'une fluidité absolue. Tout ce travail, sur le geste, l'éclairage semble s'intégrer à un cosmos où l'harmonie règne sans que la violence des sentiments ou la douleur ne puissent la briser. Mais ici, contrairement à Cadmus et Hermione, l'esprit italien règne et libère bien plus les corps que dans l'art français, on se touche, on se désire, on le dit, on le chante, on l'exprime.
Quant à la distribution elle offre à chaque rôle plus qu'une voix, une vie dont le cœur bat. Marc Mauillon dans le rôle d'Egisto est tout simplement remarquable. Son timbre d'ombres et de lumières fait d'Egisto un être vulnérable, tout descendant d'Apollon qu'il soit. Sa grande souplesse vocale et sa présence scénique saisissante nous bouleverse dans les scènes de folie.
Claire Lefilliâtre au timbre moiré et aux ornementations si délicates fait de Clori une ingénue cruelle mais si charmante tandis qu'Isabelle Druet est une Climène tendre et si humaine, dont la douleur nous embrase dans son lamento à l'acte II. Anders J. Dahlin est un Lidio volage, léger et séduisant. Ana Quintans dans les rôles d'Aurora et d'Amore, quant à elle, irradie sur scène. Tout le reste de la distribution s'est révélé aussi séduisant, mais nous noterons en particulier l'Hipparco si généreux tant vocalement que scéniquement de Cyril Auvity.
Vincent Dumestre a adapté Egisto a partir du matériau existant : une partition à cinq parties pour les symphonies, les ritournelles et certains airs. Il apporte par l'intermédiaire du Poème Harmonique, des couleurs fastueuses, sensuelles et incandescentes à cette musique. Entre la harpe céleste et le lirone si poignant, les théorbes, guitares, clavecins et flûtes chantent l'Italie, avec une passion toute onirique.
Et parce que nous sommes au théâtre dans l'air final d'Egisto et de Clori, l'hommage de Cavalli à son maître nous a atteint telle une flèche d'Amore. T'abbracio, ti strigo, tigodo », n'étant pas sans rappeler « Pur ti miro » du Couronnement de Poppée. Ainsi Cavalli serait donc bien l'auteur de ce final à la sensualité si impudique.
Egisto est un songe vénitien dont on souhaite qu'il enchante nos nuits encore longtemps.
Par Monique Parmentier
Après Paris et Rouen, Luxembourg aura l'année prochaine la chance de découvrir cette très belle production, espérons que par la suite elle tournera.
Un instant d'éternité




Egisto, un tableau vénitien à voir absolument
En attendant ma double chronique, une pour Anaclase et celle pour mon blog, les deux en cours de rédaction, voici quelques tableaux (photos) de ce magnifique spectacle qui hier soir à redonner de la magie à l'hiver...
Que les artistes et tous ceux qui ont permis (en particulier l'Opéra Comique à Paris et l'Opéra de Rouen et les mécènes du Poème Harmonique) cette re-création d'un opéra vénitien dans toutes sa splendeur en soient mille fois et plus remerciés.
© Pierre Grosbois.
© Pierre Grosbois.