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Le blog de Susanna Huygens

Jordi Savall, Fontfroide 2018 : Des larmes des Elysiques à une joie parfaite

6 Août 2018 , Rédigé par Parmentier Monique Publié dans #Chroniques Concerts

@ Monique Parmentier

Chaque année depuis désormais 13 ans se tient en l’abbaye cistercienne de Fontfroide dans l’Aude, du 15 au 20 juillet, le Festival Musique et Histoire, pour un dialogue interculturel. La thématique cette année retenue Identités du Symbolisme à l’Humain, invitait à un long voyage sur les chemins de l’exil et les réponses de la musique et de l’imaginaire face à la déchirure et aux tragédies du déracinement, à cette redécouverte de soi et de l’autre par-delà l’inconnu, de l’étrange étranger qui sommeille en chacun de nous.

Sur un thème qui peut paraître aussi dramatique, où les larmes et les souffrances tant  physiques que psychologiques, sont aussi prégnantes, la musique, la poésie et la philosophie ont été unies par Jordi Savall, le créateur de ce festival, pour redonner à la joie du partage, du vivre ensemble, toute sa place dans la Cité, dans les cœurs meurtris et les âmes égarées.

@ Monique Parmentier

A Fontfroide, tout commence en fin de matinée du 15 juillet, au Zénitude hôtel de Narbonne qui devient en un instant une tour de Babel, où subitement arrivent des musiciens venant des quatre coins du monde, et où les langues de chacun se mettent à chanter la joie de se retrouver. Il faut avoir vécu ces moments de retrouvailles pour connaître tout ce qui fait la personnalité de ce festival si cher au cœur de son public. Chaque année est différente, mais chaque année l’on retrouve ce sentiment si propre à Fontfroide d’une famille qui se retrouve, avec quelques nouveaux membres et ces anciens qui savent les mettre à l’aise.

Tout semble se faire dans un mouvement qui semble précipité, il faut aller vite, les répétitions à l’abbaye qui se trouve à plusieurs kilomètres de la ville, déposée dans la garrigue attend ces musiciens et pourtant déjà, quelque chose qui va au-delà de l’urgence s’empare de chacun… cette communion entre tous, qui par la musique va arrêter le temps et nous séparer du monde réel.

@ Monique Parmentier

La programmation propose tout à la fois des concerts en après-midi et en soirée et s’est enrichie depuis l’année dernière d’un cycle de conférences dont les invités se sont montrés tous plus passionnants les uns que les autres. La première d’entre elle réunissait Edgar Morin sociologue et philosophe français et Philippe-Jean Catinchi, historien et journaliste au Monde, autour du thème Guerres irrégulières au XXIe siècle ; quels chemins pour la Concorde et la Paix ? Avec le brio qui le caractérise notre confrère du Monde a su mener la conversation avec celui qui nous interpelle et interroge toujours avec autant de force de conviction, alors qu’il a désormais 97 ans, par la portée de son analyse d’un monde qui se déchire. Le penseur parvient à nous présenter, sans porter de jugement sur les belligérants, la complexité de ces guerres qui de conflits entre états, sont entrés, à la fin de la Seconde guerre mondiale, dans un processus aux origines multiples. De cette présentation a alors pu battre le cœur même de ce qui anime le festival, « quels chemins pour la Concorde et la Paix » ? A chacun d’entre nous de méditer encore longtemps sur les pistes proposées afin peut-être de pouvoir apporter chacun notre part du Colibri, afin de parvenir à l’harmonie entre les hommes et entre les hommes et leur environnement.

@ Monique Parmentier

La seconde conférence aura été aussi marquante. Maria Bartels, l’épouse de Jordi Savall est une philosophe hollandaise passionnante à écouter, aux références d’une grande sensibilité. Elle a introduit dans les débats proposés une version mystique et poétique de « l’humanisme au XXIe siècle et de la place de l’artiste dans la société ». Néo-platonicienne dans l’âme, elle souligne avec tant de beauté cette perception de l’art, entre onirisme et passion, qui crée ce lien entre l’éternité et l’éphèmère à l’origine de l’art et du geste de l’artiste. Face à elle, la musicienne, chanteuse syrienne Waed Bouhassoun a répondu par un cas concret, le projet Orpheus XXI (dont j’ai chroniqué en novembre le concert « inaugural » au Musée de l’immigration à Paris) qui a été un des programmes phares du festival, et qui est en fait cette utopie voulu par le maestro, suite à sa visite dans deux camps de réfugiés à Calais en France le 16 avril 2016 et en Grèce quelques jours plus tard. Orpheus XXI permet à des musiciens professionnels réfugiés ou immigrés en Europe, de disposer des moyens pour développer un vrai projet professionnel et humain, sous l’égide de la Saline Royale d’Arc et Senans qui les accueillent en résidence. Ils y bénéficient d’un encadrement matériel et pédagogique pour faire connaître leur répertoire auprès des européens et transmettre aux jeunes générations cette identité musicale et poétique dont la richesse et la diversité sont des atouts majeurs pour permettre à chacun de vivre en paix avec soi et avec l’autre. Nous y reviendrons à propos du concert du 16 juillet au soir.

@ Monique Parmentier

Pour clore ce cycle de conférence, le philosophe et critique littéraire italien Nuccio Ordine accompagné de Jordi Savall, nous a interpellés sur la place perdue de « l’inutile » tant dans les cursus universitaires que dans notre société. Sur le thème « Retrouver les Racines de l’Europe au XXIe siècle, Culture contre globalisation : « L’utilité de l’inutile », il a rappelé combien la culture, l’art, la musique, l’éducation doivent reprendre leurs droits à être essentiel pour vivre… bien plus que ce besoin de se connecter à tout prix ou d’être rentable pour avoir le droit d’exister. A quoi sert la musique ? A rien aux yeux des affairistes, ce à quoi nous répondons à ses côtés, à vivre tout simplement… à vivre, à rêver, à partager.

Ces conférences ont été très suivies par le public des concerts de l’après-midi, conquis par des orateurs qui ont su redonner à l’espace public une vibration toute particulière, celle de l’écoute et de l’ouverture, et plus encore celle d’un instant où l’on s’arrête pour prendre le temps de l’inutile.

@ Monique Parmentier

Cette année en raison du caractère exceptionnel du premier concert « du soir » dont nous reparlerons, il n’y a eu que quatre concerts de fin d’après-midi. Du premier, Carte blanche aux musiques de Chypre, il me reste surtout un sentiment de quiétude et de beauté. Des voix des deux chanteuses, c’est tout particulièrement, la vocalité fascinante et singulière de Katerina Papadopoulou qui m’aura marquée. Il émane de ces mouvements de danse dont elle s’accompagne, une sensualité irréelle et inspirée. Son chant et ses pas de danse si fluides ensorcellent le public. Sa voix est empreinte d’une étrange mélancolie d’ombres irisées que parfois vient fendre comme un éclat de verre une lumière insaisissable. Mais le charme du chant d’Eda Karaytuğ est également une bien belle découverte et elle forme de très captivants duos, avec sa consœur grecque. Ces duos si riches en nuances si douces, nous rappellent que Chypre est une terre de rencontres entre deux cultures (grecque et turque) que l’histoire et surtout des chefs de guerre ont opposé, alors que toutes deux filles de Méditerranée ont tant de points communs, dont bien évidemment ces sentiments qui font de l’être humain un miracle de la vie, de la colère au rire, de l’amour aux chagrins, de la joie à la mort. Les 4 musiciens -Dimitri Psonis, au santur, saz, laouto ; Michalis Louloumis au violon ; Vaggelis Karipis aux percussions et Urdal Tokcan à l’oud- qui les accompagnent sont des maîtres grecs, turcs et chypriotes de ce répertoire dont le fascinant métissage se marie avec bonheur aux murmures des cigales et du vent à l’extérieur du Réfectoire où se tient le concert.

@ Monique Parmentier

C’est dans ce même lieu que le lendemain nous retrouvons pour une carte blanche à la musique syrienne Waed Bouhassoun (au chant et à l’Oud), Moslem Rahal (au ney) et Neset Kutas (aux percussions). Reprenant en partie le répertoire de leur CD, la Voix de la passion chez Buda Musique en rajoutant des percussions, les trois musiciens nous invitent à suivre les pas des bédouins et des seigneurs du sable, sur les routes du vent et du commerce. Lien de fraternité et d’échanges, permettant les rencontres les plus improbables et les plus riches, la musique et le conte tiennent une place vitale et unique dans cet univers de l’ailleurs si mouvant et où le temps se rythme au pas des dromadaires.

Waed Bouhassoun prend tout au long du concert régulièrement la parole pour évoquer les sources du répertoire interprété. Mais ce que l’on a, plus que tout envie de retenir, c’est cette amicale complicité entre les musiciens, ce murmure lancinant du ney, le bruissement si grave et profond des percussions, la voix si captivante de Waed Bouhassoun, qui interprète certaines pièces en duo avec Moslem Rahal. Ce dernier après une très brève présentation des nombreux "Ney" qu’il conçoit pour mieux accompagner le chant de la poétesse, se lance dans un solo d’une rare virtuosité. A capella ou s’accompagnant à l’Oud pour la poésie classique arabe qu’elle met elle – même en musique, la chanteuse, dont l’art du chant n’est pas sans nous rappeler la grande Oum Kalthoum, nous offre des instants d’une ardente émotion. Le second bis est une reprise en duo d’Üsküdara, une mélodie qui a fait le tour de la Méditerranée, reprise par l’ensemble de ces civilisations du Livre, qui en ont tour à tour fait, une chanson d’amour, une prière, une complainte… et que Jordi Savall depuis de nombreuses années reprend dans ses programmes, dans l’ensemble des langues des musiciens qui l’accompagnent. Ici Waed à l’oud et au chant, Moslem au chant, accompagnés du cœur palpitant des percussions, nous en livrent une version sur le fil des larmes et de la tendresse, le frémissement du sable et du vent.

@ Monique Parmentier

Le troisième concert de l’après-midi a pu se faire en terrasse dans des conditions météorologiques qui ont permis de retrouver ce charme si particulier des lumières et du chant de la nature si propre à Fontfroide. Du ciel bleu recouvert très vite par les nuages menaçants d’un orage qui allait dans la soirée se déclarer avec une rare violence, les deux musiciens, -  afghan pour le premier et franco-indien pour le second-, avaient carte blanche pour nous initier à la musique indienne et afghane. Entre improvisations et pièces classiques et populaires, Daud Sadozai au sarod et Prabhu Edouard aux tablas, nous ont offert un concert splendide et fascinant.

Malgré la guerre et les destructions, la musique traditionnelle d’Afghanistan est toujours bien vivante et un maître comme Daud Dadozai est là pour le démontrer. L’art, la beauté triomphent toujours en restant fidèle à leurs sources. Dans ce pays où la musique résonnait dans les rues, accompagnait la danse ou la prière, était si présente dans les cercles soufis, pouvait-il en être autrement.

@ Monique Parmentier

En Afghanistan, la musique est née et s’est développée autour de grands centres culturels tel Kaboul ou Herât, une ville proche de la frontière iranienne. Le rabab dont s’accompagne le maître est un instrument de la famille du luth. Entre virtuosité et poésie, cette musique chante l’amour sous toutes ses formes, ne détient-elle pas selon le poète Rumi des centaines de milliers de secrets d’amour. Parce qu’elle participe au mystère, elle invite à la contemplation. Les deux musiciens nous ont offert des instants de pure rêverie, se jouant des éléments lorsque le temps est brutalement devenu orageux, pour mieux nous inviter à échapper aux contingences terrestres. Ils nous ont permis de partager l’empathie de l’amour vrai quel qu’il soit, les noces spirituelles de la nature et de l’esprit, d’une nature tout aussi farouche et évanescente que cet amour vrai.

@ Monique Parmentier

Le dernier concert de l’après-midi était consacré à la musique bulgare. C’est le seul concert, qui aura totalement profité des belles lumières, un rien mélancolique des jardins et collines de Fontfroide. Contrairement aux autres années, ou bien souvent la brume venait recouvrir de tristesse la dernière journée, cette année, c’est cette dernière journée qui nous aura offert ses plus belles lumières. Une chanteuse, Stoimenka Nedyalkova et trois musiciens, Nedyalko Nedyalkov au kaval (flûte), Peter Milanov, au tambour et Stoyan Yankulov aux percussions, nous ont présenté un très beau kaléïdoscope du répertoire des Balkans. On y retrouve cette tendre nostalgie, cette joyeuse ivresse, cette musique dorée comme le blé du temps des moissons. Une fois encore la magie opère sur le public qui se laisse emporter par la remarquable virtuosité des musiciens et tout particulièrement celle de Nedyalko Nedyalkov, virtuosité dont la seule raison d’être est d’inviter au songe et de nous transporter dans le plus ésotérique des jardins imaginaires, celui de la concorde.

 Par Monique Parmentier

NB : Je prie les artistes et conférenciers de m'excuser pour les photos qui n'illustrent pas les concerts et conférences et/ou le flou de mes photos amateurs.

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